jeudi 6 septembre 2007

Le Pari (s) de Mandela

Nelson Mandela, ex-président de l’Afrique du Sud et figure-symbole de la lutte contre l’apartheid est, depuis lundi, en visite privée en France. Ce voyage intervient une semaine après que l’Angleterre ait inauguré une statue en son honneur, en plein cœur de Londres et dans un contexte où la vague d’indignation suscitée par le discours de Sarkozy à Dakar conserve encore l’essentiel de son impétuosité.
Le voyage sénégalais du Président français, l’on s’en souvient, avait été un véritable naufrage conceptuel ! Sur la base de l’ethnologie la plus vermoulue, l’hôte d’Abdoulaye Wade avait, en juillet dernier, tenu au sujet du continent africain des propos discutables.

On retiendra, entre autres réactions à l’intervention de Sarkozy, la verve sarcastique d’un Boris Boubacar Diop : « La science politique s´intéressera peut-être un jour à ce cas de figure unique : un président étranger faisant, du haut de son mètre soixante quatre, le procès de tous les habitants d´un continent », le mot d’Achille Mbembe : « il faut être cohérent et cesser de tenir à propos de la colonisation des propos à géométrie variable – certains pour la consommation interne et d’autres pour l’exportation », celui d’un Bamba Sackho : « en opposant "l'homme moderne" à "l'homme africain" Sarkozy s'approprie les poncifs éculés du racisme ontologique sur la hiérarchie des races théorisée notamment par Voltaire (1694-1778) pour qui "la race des Nègres est une espèce différente de la nôtre"» ; Mais aussi, de Côte-d’Ivoire, Boa Thiémélé : « M. Sarkozy, si jeune et si moderne, ne désire pas rompre avec une vieille tradition occidentale qui ignore royalement les pensées différentes élaborées en Afrique. Il a conservé les paroles ethnologiques anciennes sur l’Afrique. Il va finir par ressembler à l’image qu’il se fait de l’Africain ». Et notre compatriote de conclure en langue locale : « M. Sarkozy n’a pas voulu faire le choix de la refondation intellectuelle… ».


C’est donc ce Sarkozy, farci au vitriol, qui s’est empressé d’accueillir Mandela à Paris, lundi dans le cadre d’une visite « privée » et qui a « tenu à rendre un hommage particulier au grand combattant de la liberté qu’est Nelson Mandela, tout en saluant en lui l’Afrique du sud qui est « devenue un exemple et un modèle en démontrant que la tolérance et le pardon pouvaient avoir raison de l’oppression et de la violence ». Hier mercredi, Mandela a aussi rencontré Chirac à Paris pour examiner avec lui l’éventualité de rapprocher les fondations portant leurs deux noms.


Cette «ruée vers Mandela » témoigne en fait, d’un tour largement éventé : solliciter l’affect plutôt que de s’attaquer au véritable mal rongeant le rapport politique de l’occident à l’Afrique. Le caractère officiel que prend la visite privée de Mandela a un arrière-goût d’instrumentalisation. Les faits se déroulent comme si la France, prenant brutalement conscience d’un retard en matière de sympathies africaines, voulait rapidement gagner une case face au rival anglo-saxon, dans le jeu de marelles qui les oppose autour du continent noir.


Le rival britannique qui a eu le courage d’élever la statue d’un noir-africain en face du lieu-symbole qu’est le mythique parlement anglais a pris une réelle avance qu’il fallait certainement tenter de relativiser.
Autre supercherie : la litanie en double comptabilité. Mandela a en effet été présenté et salué par l’Exécutif Français comme celui ayant incarné la « lutte de tout un peuple » ! Si cette qualification de l’ex-icône de l’ANC est plus que méritée, on peut en revanche se demander si un tel hommage tient à cette seule qualité de Mandela. Le fait d’avoir incarné la « lutte de tout un peuple » suffit-il à faire d’un leader, un héros pour la France ? On peut en douter.

Mandela, qui a aujourd’hui 89 ans, est en fait porteur d’une histoire à double articulation. Avant d’être le chantre de la paix et de la réconciliation, il a bien été le Mandela des heures de braises. Celui qui un jour a dû abandonner la stratégie non-violente de l’ANC, opérer un choix en faveur des méthodes connues du réseau « Umkhonto we Sizwe », une organisation, ayant prôné, disent les historiens, l’action armée et dont Mandela fut le défenseur, sinon le fondateur.


Or le Mandela qu’adorent les admirateurs tardifs de la liberté est celui des années post-carcérales, faisant bon cœur contre la mauvaise fortune d’une longue déshumanisation de l’homme noir.


En fait, lequel des Mandela faut-il célébrer aujourd’hui ? Celui des années de jeunesse levant un poing rageur contre le pouvoir de l’Apartheid ? Celui vanné par les années de prison, dirigeant l’Afrique du Sud autour de deux concepts devenus pour lui incontournables, à savoir la paix et la réconciliation ? Ou les deux Mandela, saisis dans leur nécessaire unité, loin de l’idéalisation facile, acceptés pour ce qu’ils auront été dans leur héroïsme et leurs éventuelles lacunes ?


En notre sens, ce qui fait de Mandela un vrai héros, ce n’est pas seulement le fait d’avoir été un combattant de la liberté ou un soldat de la paix. Le mérite, pour nous, semble attenant à la capacité qu’a eu l’homme de s’arracher aux rets du dogmatisme et de l’anachronisme. Il aura montré en cela sa claire conscience du statut dynamique de la réalité historique. Là où la réprobation bon-marché aurait évoqué de l’opportunisme, il a su, dans élan de générosité et de courage exceptionnel, faire acte de la lucidité, d’intelligence au sens de capacité d’adaptation.


Excellences Lectrices, Excellences Lecteurs, Mandela est en lui-même un pari : incarner, à la fois, en son seul personnage, la lutte radicale et la quête de paix. Ces deux axes du parcours du héros africains s’excluent-ils vraiment ? Les admirateurs tardifs et autres militants du crépuscule ne trouvent-ils pas, aujourd’hui, en Mandela, une leçon d’adaptation et de lucidité ? Plus qu’un personnage historique, Mandela est un pari sur l’avenir.