Depuis la signature de l’accord de Ouagadougou, la paix ouvre, pour ainsi dire, ses fronts sur les lignes de notre fracture. Autant de points de suture pour panser les plaies de notre histoire. Deux types de pansements sont proposés. Le premier se donne sous la forme d’une thérapie sans cicatrice. Ici, la mémoire n’a pas de place. Elle ne viendrait que raviver la douleur et alimenter le ressentiment.
La deuxième ligne milite pour une fermeture qui laisse en bonne vue la cicatrice afin que le corps social se souvienne des erreurs du passé.
Entre les tenants de la chirurgie esthétique et ceux de la démarche cicatricielle le débat a déjà lieu. A quel prix la paix que nous aurons remportée de haute lutte sera-t-elle préservée de la péremption ? Certainement en y mettant les éléments de sa conservation.
Ces éléments sont certainement à rechercher du côté d’un équilibre des compensations. S’il est un butin de guerre, il doit y avoir de butin de paix.
La guerre a nécessité des soldats, la paix n’en aura pas moins besoin. Et quand nous serons sortis de la guerre pour prendre place à bord du (vrai) train de la paix, il nous faudra avoir à l’esprit que l’armée de la paix n’a pas de civils. Tous sont appelés sous ses drapeaux et personne ne sera assez chétif pour être inapte au service.
Mais la paix et la guerre ont un coût, une méthode, une morale. Irons-nous à la « paix comme à la paix », comme certains vont à la guerre comme à la guerre, c’est-à-dire, en mettant en veilleuse les bons principes de la morale ? La morale partage avec le temps le défaut de ne respecter que les choses qui savent les respecter. Quand un fait ou un être ne respecte pas le temps, le temps lui rend la pareille. Si la morale n’avait suffisamment été introduite dans notre deal vers la paix, notre paix s’en ressentirait bientôt.
Le grand argumentaire de l’ivoirien fatigué de la guerre, ne nous parait pas suffisant pour servir de base à une construction durable de la paix. Si c’est la fatigue qui fonde notre retour à la paix, l’on doit craindre, la reprise des forces. Ecoutons les chefs de guerre, ils ne sont pas convaincants sur les motivations de leur élan pacifiste. « La deuxième guerre mondiale a pris fin pourquoi notre guerre ne prendrait-elle pas fin aussi ?», disent-ils de façon télégénique. Un tel argumentaire présente la faiblesse de présenter la paix comme une issue destinale. Rien n’autorise à penser que la fin de la guerre mondiale implique celle de la crise ivoirienne. La deuxième guerre mondiale est terminée, sans que ne soit terminée pour autant ce que l’on appelle la guerre israélo-arabe.
Ce n’est donc pas une question de fatalité historique, mais plutôt un débat sur l’élaboration d’une ligne d’intelligibilité capable de structurer et garantir la pérennité de la paix. Ayons-le à l’esprit : une paix, par la fatigue est une paix très précaire, elle porte en elle-même les germes de sa fin. Il est heureux que les belligérants soient fatigués de s’affronter, mais on est pacifiste par épuisement, comme on est opposant par aigreur. Œuvre de la bile sous la crasse à prétention argumentative, action de l’essoufflement sous la bonne syntaxe de la conciliation barbue.
La paix est si proche de la guerre qu’elle a elle aussi ses « atrocités ». Une de celles-ci ne serait-elle pas que les soldats loyalistes soient laissés pour compte alors que certains grades, obtenus à la sueur de nos fronts soient acquis, à la paix comme à la paix ?
Bouaké accueillera le 30 juillet prochain, l’un des rendez-vous les plus attendus des observateurs depuis la signature de l’accord de Ouagadougou . Le Président de la République de Côte-d’Ivoire, ce jour là, ira sur la base des rebelles, dans le fief des miliciens qui « tiennent 60 % du territoire ivoirien », comme aiment à se convaincre certains. Pour en arriver à une telle étape de l’effort de fermeture de la crise ivoirienne, de nombreux sacrifices ont été consentis. Par le peuple ivoirien et ses dirigeants.
Depuis la signature de l’accord de Marcoussis en 2003, un partage du pouvoir a été imposé à la population ivoirienne par la force des armes et de concession en concessions, la guerre a pu être contenue. A l’heure du bûcher de la paix, les armes que l’on devra brûler sont celles qui ont ôté la vie à certains de nos concitoyens. La question est douloureuse, mais mérite d’être posée : comment rendrons nous durable notre paix, si demeure un sentiment d’impunité dans l’imagerie collective ? La paix a ses absurdités. Elle incline quelquefois à des actes qu’on ne peut justifier rationnellement. Il nous faut pourtant la préserver de la péremption en lui adjoignant une intelligibilité.
Ceux qui se risquent à définir la paix et la guerre présentent, la première comme l'absence de violence ou de guerre entre groupes humains et comme un état d'esprit personnel, libre de colère, de crainte, et de sentiments négatifs. Cela suppose qu’elle ne doit être source d’amertume ou d’indignation pour ceux qui sont censés la vivre. La guerre elle est saisie comme une « mise en œuvre de l'hostilité, entre au moins deux belligérants adverses, se traduisant obligatoirement par des combats plus ou moins dévastateurs, impliquant indirectement ou directement des tiers ».
On peut donc la voir dans tout conflit caractérisé par la force corporelle, les armes, la tactique, la stratégie, ou la mort des participants. Mais qu’il s’agisse de guerre ou de paix, la force est toujours de mise dans la mise en œuvre. Il faut de la force physique, psychologique ou mécanique pour la guerre, il faut presque les mêmes éléments pour faire la paix. C'est pourquoi, on ne vient pas à la paix, par échec. On y vient par conviction et la conviction se fonde sur une clarification des présupposés éthiques de nos choix respectifs.
Excellences Lectrices, Excellences Lecteurs, « Quand on a un marteau dans la main, tous les problèmes deviennent des clous » dit un auteur. C’est sans doute dans l’erreur de perception de certain des nôtres que notre pays en est arrivé à la tragédie dont nous nous remettons peu à peu. Nos problèmes n’étant en réalité, ni des clous, ni des pointes, mais des sujets de débat, clairement codifiés par notre constitution, il nous faudra certainement vider le contentieux de la paix sans marteau, c’est-à-dire sans chantage et avec la pleine mémoire de notre cicatrice.