mardi 24 avril 2007

A la lumière d'Haiti (2)



Pourquoi s’émouvoir d’une lointaine île alors que le carré d’Eburnie en est à subir la bourrasque ? Pourquoi évoquer la mémoire quand le quotidien tourne en bourrique nos grandes orgues ? Que viennent chercher Clervaux, Geffrard, Dessalines, Pétion et autres ombres, dans nos bonnes palabres africaines ? Palabres formatées, paramétrées, millimétrées pour n’être jamais que des foires autistes, des querelles intestines ? Pourquoi ne pas rire, une bonne fois pour toute, de la bonne vieille jacquerie Dessaliniste, comme nous le recommande bigrement une approche pèquenaude de l’histoire ?
C’est que, sous ses prétentions novatrices, l’hymne à l’amnésie n’est au fond qu’un discours fripérique, écho de quolibets déjà bien vermoulus.


C’est avec Sténio Vincent que la parole en trou de mémoire trouve, en 1910 déjà, l’une de ses voix les plus décisives. Alors que le discours local tient pour indissoluble le lien entre Haïti et l’Afrique, Vincent s’indigne de la propension des siens à s’imaginer des frères au-delà de la terre de déportation.
Le recours incessant à une Afrique maternelle ne semble relever, pour lui, que du fantasme. Il faut, pense-t-il, jeter par-dessus bord le souvenir douloureux des cales, le crissement amer des chaînes, l’attachement quasi mystique d’Haïti à des divinités noires. Ainsi, le discours «indigéniste» des années Price-Mars ou Jacques Roumain, ne fera qu’agacer ce bon monsieur Vincent de la société policée.


Dans un bouquin intitulé «La République d’Haïti telle qu’elle est», Sténio Vincent écrira : «Nous avons déjà trop à faire pour nous-mêmes [...] pour nous astreindre à d’encombrantes solidarités de race». Pour cet homme qui deviendrait président d’Haïti 24 ans après la publication de son bréviaire égocentrique, le pragmatisme recommandait, au moins momentanément, la répudiation de l’objet d’une certaine mémoire collective haïtienne : l’Afrique. Pour lui, la prospérité ne serait advenue que comme récompense au voeu de pauvreté historique du peuple haïtien.


Ce discours de Vincent est paradigmatique, disons symptomatique d’un certain opportunisme par lequel bien d’ex-colonisés célèbrent la Tactique au détriment de la Stratégie. Acte de contingence, la première s’arrime aux voiles du factuel, la seconde, elle, ne sait faire l’économie de la mémoire.
Que la Stratégie exhume des fossiles, trifouille des sarcophages, décrasse des stèles, paraît bien stérile à la Tactique dont le sens premier est de se garantir la pitance en astiquant, au besoin, les bottes du discours dominant. C’est à ce jeu que la parole tacticienne se fait, bien souvent, parole snobe et discours d’intériorisation du préjugé colonialiste.
Le snobisme tacticien se décline sous la forme d’une agitation de clichés, par endossement systématique des vues à la mode, par rejet des opinions médiatiquement tenues en échec. Il peut ainsi arriver que le snob ressente le besoin d’aborder les faits, par exemple, sous un angle marxiste. Mais le complexe de classe dissimulé derrière de brumeuses prétentions progressistes, lui impose le reniement de développements susceptibles de le faire passer pour ringard.
Employé du prêt-à-penser, le snob n’interprétera les faits que sur la seule base des béquilles. Le faisant, il oubliera que la posture de l’«intellectuellement correct» assassine l’intuition et reste le canal privilégié de l’intériorisation du préjugé prédateur. Sur le sujet d’Haïti, c’est à une réelle opération d’introspection que nous sommes donc invités.


Avec quels mots, quels présupposés, quels paradigmes lisons-nous Haïti ? Sommes-nous tentés d’aborder cette terre dans les termes du discours dominant ? Avons-nous suffisamment ingurgité la rhétorique des vaincus de Vertières ? En sommes-nous suffisamment empoisonnés pour prêter à Napoléon la victoire de Dessalines, assez saouls pour réclamer la recolonisation de nos pays ?
C. Texier avait bien pu dire, que l’observateur «le plus enclin à l’indulgence et à l’amour de l’humanité sent infailliblement après un court espace de temps consacré à l’étude des Nègres, ses dispositions négrophiles devenir négrophobes, et plus il étudie cette race disgraciée, plus il se sent éloignée d’elle (…)] Haïti est le plus frappant exemple qui caractérise toute la race entière».
Ce bavardage gobiniste trouve un écho retentissant dans le discours même de certains Africains. Alors que bien d’intellectuels ivoiriens, par exemple, avaient condamné, au début de la guerre, les velléités de l’ancienne puissance coloniale, nous en sommes arrivés, quatre ans plus tard, à des reniements spectaculaires, marqués en coin, par un soupir masochiste.


Pour se donner des allures d’observateurs objectifs, il a fallu à certains se croire obligé de cracher sur leurs icônes de la veille, ou de tourner en bourrique leurs propres rêves. Cette giration leur a semblé être le gage d’une prise de distance avec les loups patriotards et leurs maitres-à-gueuler.
Un reniement aussi bouffon ne peut que faire penser aux assimilés de Damas, sapés à la diable, dans leurs souliers/ leur smoking/ leur plastron/ leur faux-col/ leur monocle/ leur melon et soucieux de montrer qu’ils se différencient assez clairement des nègres marrons, ensorbonnés et agoraphiles, miséreux dont les orteils sourient de «façon assez puante» au fond de la tanière entrebâillée de leurs souliers patriotiques.


N’en déplaise à la race des renégats et autres tacticiens éclopés : Haïti, pauvre ou riche, restera toujours un héritage de l’Afrique. De sorte que le continent ne pourra en faire l’économie sans ajouter une autre ligne au casier de ses responsabilités delaissées.


Méditons ensemble cette parole d’un journaliste de Le Monde «Bicentenaire : la naissance de la première République indépendante noire au monde. C'est un anniversaire en forme de deuil, celui d'un espoir continuellement trahi. Pays de près de huit millions d'habitants, le plus pauvre des Amériques, Haïti est ravagé par le sida. Ce qui reste d'économie est organisé autour du trafic de cocaïne. Dictature et corruption au sommet de l'Etat sont telles que la communauté internationale a suspendu son aide».
Ce scandale doit-il se perpétuer ?

Aucun commentaire: